Rencontre virtuelle

Texte répondant au défi intitulé : rencontre internet.

Le gobelet de café à la main, je jette un coup d’œil à l’horloge. 

— Zut ! 

Je grommèle du retard pris au Starbucks. Je n’ai pas anticipé la foule du matin et ma montre connectée me prévient de mes cinq minutes de retard. J’accélère l’allure, trottine dans le grand hall afin de rejoindre les ascenseurs surchargés. La cohorte des employés d’Erikson se presse à qui mieux mieux pour gagner les étages des bureaux. Je me faufile dans la cabine bondée, tente de sauver mon gobelet d’un écrasement intempestif contre une poitrine inconnue. Je me cale au fond de l’habitacle après quelques déhanchements louvoyant entre les corps entassés. 

La musique douce nous endort dès notre envol. Les conversations feutrées m’atteignent à peine. Je retiens un bâillement, serre les dents sans pouvoir résister plus de quelques secondes. La nuit a été courte. Une fois de plus.

J’écarte ma mauvaise humeur, me concentre sur la journée à venir. 

Peut-être réussirai-je où j’ai échoué cette nuit ? Cet Amarok se montre coriace et me donne du fil à retordre. Il démonte mes stratégies, les retourne contre moi, me pousse dans mes retranchements. Je me vois contrainte de passer des accords dont je connais la dangerosité. 

Le flux des employés se déverse au fil des étages. La sonnette égrène notre élévation vers l’antre des concepteurs, le top du top, le sommet de l’entreprise. Un sourire effleure ma bouche en cœur, mes yeux verts pétillent de fierté. Depuis un mois, Clive me confie la supervision des derniers remaniements et les avant-premières. Un honneur dont je m’enorgueillis. À trente-trois ans, je suis considérée comme une « vieille » dans les cercles des Gamers. La moyenne d’âge de mes collègues n’excède pas vingt-deux ans. Ma maturité terre-à-terre ou ma vision de la réalité les choque souvent. Engagée pour la partie « domestique » de « Worlds », j’ai grimpé les échelons et atteins les niveaux supérieurs où personne ne m’attendait. J’appartiens désormais aux cercles des Vingt ; un honneur, mais aussi une remise en question perpétuelle qui me demande un travail acharné ; et me procure une excitation permanente. Jouer en ligne pendant des heures entières, créer son propre univers, y instaurer sa loi, interagir sur les autres sociétés virtuelles représente une émulation à laquelle je suis accro ; tellement dépendante que Jimmy a jeté l’éponge et s’est barré avec arme et bagages. 

Je retiens mon soupir de déception teintée de soulagement. Cela devenait ingérable. 

Je reconnais en partie ma responsabilité dans l’échec de notre couple, mais mon compagnon n’a pas fait preuve d’indulgence à mon égard, surtout lorsque j’ai « absorbé » son monde, le contraignant aussitôt à passer par ma volonté. Le machisme d’un autre âge de Jimmy n’a pas digéré le camouflet, il a préféré se barrer. 

L’ascenseur s’arrête au trente-huitième étage, les portes s’ouvrent d’un coulissement étouffé. Un homme à la stature imposante s’invite dans la cabine où je me trouve seule. Il me salue d’un simple signe de tête, se retourne, les yeux rivés sur son smartphone. Il ne prend pas la peine d’appuyer sur un bouton comme s’il attendait que la machine décide pour lui. Campé fermement sur ses jambes écartées, il se concentre sur son téléphone. 

Du coin de l’œil, je l’observe. Le profil aux traits marqués dégage un charme indéniable, une maturité sans mièvrerie, un rien autoritaire. Tout indique chez lui son statut d’étranger à l’entreprise ou du moins à la cohorte des Geeks. 

Un juriste ? Un financier ? 

La veste légère et élégante tombe à la perfection et dessine sa silhouette sportive. Mon regard s’égare sur ses fesses, j’apprécie d’un coup d’œil leur fermeté musclée que le pantalon classique met en valeur. Il se dégage de cet homme un parfum d’érotisme que mon instinct de femme abstinente depuis des semaines repère en moins de deux secondes. 

La légère secousse de l’ascenseur me sort de ma contemplation envieuse. 

Les portes coulissent sur l’open-space où règne le silence que seul le ronronnement des machines interrompt à intervalle régulier. À cette heure matinale, la plupart des employés dorment dans les bulles disposées autour de la grande salle. Ici, les horaires n’existent pas, chacun établit son planning en fonction des impératifs de travail, des évolutions du jeu, des « réparations » ou remises à jour à réaliser. 

Mon voisin de cabine sort le premier, traverse l’open-space sans hésitation et se dirige d’un pas assuré vers le bureau de Rick, le responsable de nos vies de fourmis ouvrières. En apercevant le visiteur, Rick se précipite, affiche un maniérisme et une obséquiosité inattendue de sa part. Le comportement inhabituel de notre chef de service m’interpelle et m’inquiète. 

Un ponte de la direction générale ? 

Depuis quelques semaines, des bruits courent à propos d’une restructuration en profondeur que nous redoutons tous. L’attitude assurée de l’inconnu, son élégance guindée s’apparente à la caricature du « fossoyeur » que nous appréhendons tous. Qu’il dégage autant de charme me fait craindre le pire. 

Qui lui résistera ? 

Clive s’approche de moi de sa démarche sautillante de jeune homme de dix-huit ans regorgeant d’énergie. 

— Qui est-ce ? lui demandé-je avec curiosité en montrant le visiteur. 

S’il y a bien un qui sait tout sur tout et particulièrement sur les ragots de l’entreprise, c’est lui. Clive jette un coup d’œil au visiteur que je lui désigne d’un mouvement du menton. L’arrivée d’un émissaire de la direction m’angoisse. Malgré mon taux de réussite très satisfaisant, personne n’est à l’abri d’un licenciement, moi moins que tout autre. Certes, mes succès sur la plate-forme, mon implication ou ma manière très personnelle de contrer les « contrevenants » me place sur le podium de développeurs, mais ma « maturité » me classe dans la potentielle charrette. Chacun des dix-huit concepteurs de l’étage possède autant de valeur et leur âge plus proche de celui des joueurs leur donne l’avantage, je le sais.

— Erickson, balance Clive en souriant bêtement. 

Je lâche du regard celui qui s’installe avec autorité au bureau de Rick, ravalant notre chef suprême au rang de subalterne. 

— David Erickson ? 

J’en ai le souffle coupé, le cœur à cent à l’heure et une certaine déception à l’esprit. 

— Hum, confirme-t-il d’un hochement de tête.

— David Erickson ? 

Je répète le nom pour me persuader que je ne rêve pas, que mon collègue ne se joue pas de moi. 

— Hum, insiste-t-il, un pétillement d’excitation dans les yeux. 

Je me tourne vers le bureau de verre, mirador d’où Rick épie tous nos gestes, pauses ou activités. Il ne se plaint pas de notre travail. Ici, le taux horaire dépasse les normes édictées par la direction dans des proportions frisant l’overdose. Parfois, certains s’évanouissent de fatigue ou d’inanition parce qu’ils oublient de recharger leurs batteries en boissons énergisantes dont nous abusons tous. Impossible de décrocher d’une partie lorsque l’enjeu devient une question de vie ou de mort, que notre pouvoir grandit ou que notre existence « virtuelle » dépend de notre réactivité. 

— David Erickson. 

Je murmure, troublée par ma déception. 

L’homme de l’ascenseur ressemble peu à l’image mentale que je garde à l’esprit depuis la parution de l’article dans la presse à propos du jeu le plus populaire au monde. « Worlds » rafle la mise sur les plates-formes en ligne, engrange des milliards de dollars de chiffre d’affaires grâce au nombre croissant d’adeptes de tous âges venant de milieux sociaux divers. L’interactivité poussée à l’extrême attire. À travers leur écran, les participants vivent leur vie idéale, des aventures rêvées, inventent leur société, la modèlent à leur convenance, agissent sur le destin d’autres joueurs. Chaque intervention bouleverse l’ordre de son univers et ceux autour. Le quarantenaire assis au bureau de Rick ne colle pas au profil de l’adolescent dont la photo s’expose au dos des jaquettes vendues par millions. Mon David Erickson ne ressemble en rien à cet homme. 

A-t-il réellement créé ce phénomène mondial ?

J’en doute. 

— Que fait-il ici ? dis-je avec suspicion. 

— Mystère. Rick danse sur des charbons ardents depuis deux heures du matin lorsque le mail l’a averti de la venue du boss. Je ne l’imaginais pas du tout comme ça.

Moi non plus. 

Je me retiens de donner mon opinion désappointée. Je me détourne et me dirige vers mon poste de travail, à nouveau concentrée sur ce qui me préoccupe depuis trois jours : Amarok.

— Tu as vu pour le bug au niveau 32 ? demande Clive en se suivant. 

Je grogne, hausse les épaules et avale mon café d’un trait. 

Si j’ai vu ? 

Je m’échine sur ce problème sans discontinuer, tente de contrer par tous les moyens cet Amarok. Il déjoue mes pièges pour l’éliminer, trouve des portes dérobées et démonte ma stratégie avec une opiniâtreté décourageante. Il a englouti trois univers, a asservi des milliers de Worldens qui demandent des explications sur ce que tout le monde considère comme un dysfonctionnement des algorithmes. 

— Virus ? 

Je lance mon hypothèse, sans y croire. Quelque chose me dit qu’une personne se moque de nous, et n’a qu’un objectif : détruire le jeu, ruiner Erickson. La présence de notre grand patron ici et aujourd’hui me conforte dans mon idée. 

— Non, me répond Clive, la mine soucieuse. Nous avons corrigé le dysfonctionnement interne et nous avons pu rétablir deux mondes, mais le troisième évolue sans que nous puissions intervenir. 

Clive se penche vers moi. 

— Tu crois que c’est lui ? souffle-t-il en regardant vers le bureau de Rick. 

— Le boss ? 

— Il nous teste peut-être ? émet-il son inquiétude soudaine. 

— Non ! 

Interloquée par son hypothèse, je le fixe. 

— Pourquoi veux-tu qu’il détruise sciemment ce qu’il a créé ? Il va y perdre sa chemise ! Et nous, notre job si nous ne trouvons pas une parade. 

Clive hoche la tête, se redresse et soupire bruyamment.

— Tu crois qu’il vient en renfort ? suppose-t-il avec raison. 

— J’imagine. À nous de lui prouver que nous sommes à la hauteur. Au boulot. 

Une part de moi s’angoisse de la présence de notre grand patron, une autre envisage l’opportunité que m’offre cette situation exceptionnelle. Si je contre Amarok, que je sais responsable des désagréments subis par des centaines de Worldens, si je l’éradique de la plate-forme à la loyale, j’assois ma position au sein des Gardiens des Clefs, les plus puissants meneurs du jeu et je conforte mon autorité au sommet de la pyramide des développeurs. 

Il ne me reste plus qu’une chose à faire : me débarrasser d’Amarok. En moins de trois mois, ce connard a atteint le niveau supérieur en formant des alliances stratégiques dans les sphères des différents univers. Depuis un mois, au lieu de bâtir de nouvelles interactions, il prend un malin plaisir à détruire ou à asservir les autres mondes. Maintenant, il nous attaque sans relâche, tente de percer les barricades que nous dressons pour le contrer et l’empêcher de foutre en l’air des milliers d’heures de travail. Ma créativité s’en trouve renforcée, la collaboration entre concepteurs progresse de jour en jour, mais l’agressivité d’Amarok grandit dans la même mesure. Parfois, j’ai la sensation étrange qu’il m’en veut personnellement, qu’il cherche par tous les moyens à me faire craquer, à m’acculer pour que je jette l’éponge. Il se trompe. Sa virulence m’incite à me battre avec encore plus d’opiniâtreté. 

— À nous deux ! grommelé-je entre mes dents. 

Avec détermination, je m’installe dans le fauteuil ergonomique semi-couché, je dépose le casque de vision trois dimensions sur ma tête, ajuste les sangles et les oreillettes. Naturellement, mes doigts retrouvent les deux claviers disposés dans les accoudoirs du siège. La position est parfaite pour jouer pendant des heures, encoder, surveiller, se perdre dans l’univers de « Worlds » sans voir le temps passer. 

Un mouvement de paume sur la boule de ma souris et je plonge dans la partie. Une fenêtre d’interactivité me permet de coder au fur et à mesure de mon avancée. Trente-deuxième niveau, le plus complexe et le plus élevé jamais atteint par les joueurs lambda. Seuls des privilégiés, les plus audacieux ou les plus expérimentés accèdent à ce niveau, celui de la construction pas-à-pas des éléments de la base de données. Là aussi Worlds innove et propose à nos clients de participer à l’évolution de la plate-forme ; un plus et une émulation pour chacun d’entre nous. 

D’un rapide coup d’œil, j’inspecte l’état général de nos « troupes », râle de voir qu’Amarok a profité de mon absence pour s’approprier deux mondes. 

— Sale con !

Je ne supporte plus ce joueur et rêve de le dégommer, de le réduire en charpie ou en esclavage, de l’exposer sur la place publique avant de le crucifier. Je visualise mon avatar, vérifie mon armure, mes armes, mes insignes de puissances. Depuis mon entrée dans les mondes de Worlds, j’en ai récolté un grand nombre et appartiens au cercle fermé des Lumens : les Éclaireurs ou Guides suprêmes. Nous sommes cinq à posséder cet honneur, mais dans mon cas, la charge pèse double. Chacun de mes faits et gestes engage ma responsabilité de joueuse, mais aussi mon rôle de conceptrice. Une mauvaise décision de ma part et l’impact pèsera lourd sur l’ensemble de la structure interne. 

Je me concentre, cherche à repérer Amarok et croise les doigts pour qu’il « dorme ». Pendant la journée, il ne se connecte pas et j’en profite pour réparer les dégâts qu’il occasionne. Dès qu’il réapparaît, la bataille entre nous occupe une bonne partie de mes nuits. La fatigue me terrasse à quatre heures du matin et j’abandonne en sachant que j’exploiterai son absence le lendemain pour redresser la situation souvent précaire. 

Je m’introduis dans le monde où Amarok m’a « coincée » avant que je ne me déconnecte. Mes identifiants débloquent instantanément la partie. Je scrute les environs, un désert de ruines où il m’a acculée pour que je rende les armes. Je lui ai lancé un sort d’immobilité pour ralentir sa progression et recharger mes batteries. 

— Merde !

Il a disparu ! 

Une fois de plus, il a réussi à contrer mon code, a profité de mon absence pour ériger de nouveaux pièges meurtriers et me contraindre à reculer. Il se trompe. J’avance résolument, détecte les astuces dont il entoure ses traquenards. Je discerne de mieux en mieux sa personnalité, repère ses « manies », la manière dont il manœuvre pour atteindre son but : détruire ou asservir. Il se donne le titre d’Hassin, un être noir et fourbe dont il prend l’apparence de temps en temps. 

« Salut ! » 

La voix de basse à l’accent ironique résonne dans mon casque. 

Merde ! Que fait-il là ? Pendant la journée, il ne joue jamais. Pourquoi déroge-t-il à ses règles ? 

Mes doigts tapent ma réponse à la vitesse de la lumière : « Je ne te laisserai pas le champ libre »  

« C’est ce que nous verrons ! »

Le jet d’énergie rouge – la plus dangereuse – me frôle. Je m’écarte à temps, réplique d’une salve de boulets de protection vers la zone où il se planque. Ma jauge de force a été mise à mal cette nuit et je sacrifie quels insignes pour la regonfler et répondre aux attaques de mon ennemi. Si je faiblis, il m’achèvera. Notre échange se transforme en combat à mort ; l’un de nous doit disparaître. Je balance un sort magique de mon cru, jubile en apercevant sa silhouette monstrueuse vaciller, reculer.  

« Si tu crois pouvoir m’arrêter, tu te trompes ! » se moque-t-il.

Pourtant, il fuit, laisse derrière lui des marqueurs que je repère par la force de l’habitude. Il m’entraine vers une zone inconnue où se dresse un temple ancien entouré de collines de sable. Je scrute cet élément absent de ma base de données. Je code à toute vitesse pour le scanner et détecter les astuces qu’Amarok prend plaisir à disséminer autour de lui pour me ralentir. Les ruines de ce temple ne me disent rien qui vaille, j’hésite à y pénétrer sans programmer une porte de sortie. 

« Froussarde ! Tu capitules ? » me provoque-t-il. 

Sa silhouette monstrueuse apparaît fugacement entre les arcades de pierres noires. Je me prépare à l’attaque, mais il disparaît à nouveau. 

« Viens te battre ou ils meurent », annonce-t-il d’un ton moqueur. 

Deux fenêtres surgissent à la droite de mon écran, il tient en otage deux mondes, les plus élaborés.  

— Merde !

Comment a-t-il fait pour accéder au niveau des Ascètes ? 

Nous planchons sur ce nouvel étage du jeu depuis trois semaines et personne ne peut y accéder sans posséder les clefs de cryptages du programme. Je n’ai plus de doute, Amarok a pénétré au cœur de notre structure avec l’intention de tout bousiller. La présence de notre grand patron prend tout son sens. Il cherche à contrer cet ennemi invisible et sournois. 

Je code à toute vitesse, érige des barrières pour protéger le noyau de notre système, anticipe les réactions d’Amarok que je commence à connaitre mieux que personne. Je sacrifie trois nouveaux insignes de puissance, bombarde le temple de sorts magiques dont j’ai le secret. Son rire ironique m’agace et m’incite à me montrer plus agressive que jamais. Un hoquet résonne dans mon casque et je jubile. 

L’aurais-je mis à mal ? 

J’en profite pour appeler deux collègues à la rescousse, les enjoints par le canal masqué créé entre nous, à suivre à la trace les déplacements d’Amarok et trouver la faille de notre programmation. J’ordonne à deux Supers Guerriers de protéger les mondes tenus en otages, leur recommande de se sacrifier si nécessaire. 

« Tricheuse ! » 

Je jubile, ravie de le pousser dans ses retranchements. Je déploie toutes les forces à ma disposition pour l’anéantir sans sommation ou pitié. Les attaques sur trois fronts l’affaiblissent un moment. 

— Liz ! Il m’a dégommé, hurle Jessie, le Super Guerrier le plus puissant de la Tribu. 

— Comment ? 

— Je n’en sais rien ! Putain ! Ce type est un démon ! Il pille mon profil ! Le salaud !

— Moi non plus, je ne tiendrais pas longtemps, renchérit Matt, un acharné des combats interdits aux moins de 18 ans. 

Je tente une manoeuvre pour le soutenir, mais un serpent des sables s’enroule autour de moi, me cloue sur place. J’assiste impuissante à l’arrivée d’une armée de Galfir, des robots quasi indestructibles.  

— Décroche Matt ! 

Trop tard. Matt est submergé par le nombre et succombe sous les bombes d’énergie. Je code à toute vitesse pour me débarrasser du serpent qui pompe ma force vitale et ne pas subir le sort de mes collèges désormais sur la touche. Mes doigts volent à une vitesse phénoménale, mon cœur bat à tout rompre comme si ma vie était réellement en danger, l’adrénaline me propulse dans un univers parallèle. Le rire sardonique d’Amarok me galvanise. 

— Tu veux jouer ? Jouons. 

Il ne me reste qu’une solution, le coincer dans un monde vierge, déconnecté de la base du jeu. Je bosse sur ce projet secret depuis un moment avec l’idée de proposer ce concept à Rick. J’entame une manœuvre risquée, mais essentielle pour sauver Worlds de la gangrène fulgurante que devient Amarok. J’ouvre la porte dérobée dont je suis la seule à posséder la clef avec l’intention d’entrainer cet enfoiré à ma suite. L’aspiration brutale me cloue sur mon siège. Je suffoque, déphasée par la sensation physique de tomber à grande vitesse dans un trou noir. En une microseconde, je comprends mon erreur. Amarok m’a tendu un piège avec mes propres armes. Mon vertige grandit, le bombardement de lumières agresse mes rétines. Je ferme les paupières, en apnée, incapable de réagir, de coder, de me raccrocher à quoi que ce soit. 

 « Ouvre les yeux », murmure Amarok à mon oreille. 

Après les sons des combats acharnés, sa voix grave me semble surréaliste et toute proche. 

J’ouvre les yeux physiquement et virtuellement. La surprise me tétanise dans mon fauteuil. 

« Tu aimes ? » 

Une silhouette sombre apparaît à l’orée de mon champ de vision. Je contemple le cadre idyllique d’une plage de sable blanc, d’une mer émeraude, d’un coucher de soleil rougeoyant et… Je fixe la table dressée pour deux destinée à un diner aux chandelles. Les voiles habillent la pergola, volètent dans le vent qui étrangement s’invite sur ma peau. J’en frissonne. 

— Où sommes-nous ? 

« Chez moi. Ça te plait ? »

Je tourne la tête vers l’ombre dissimulée dans mon dos. Je retiens mon souffle, dévisage l’homme debout derrière moi. Il ressemble en tous points à mon Prince Charmant. Un sourire éclaire son visage angélique, ses yeux émeraude étincellent d’amusement, sa chevelure blonde capture les rayons du soleil et l’auréole divinement. 

Comment peut-il donner autant de réalisme à son avatar ? 

Je secoue mon apathie admirative, me rappelle à quel point cet homme représente un fléau.  

— Que fait-on ici ?

« Nous inventons un nouveau monde. »

— Ça ? Des dizaines comme celui-ci sont créés chaque jour. Ton imagination est limitée !

Je me moque pour écarter mon trouble, et je cherche à gagner du temps pour me sortir de ce mauvais pas. Les mondes pornographiques sont interdits par notre charte, tout contrevenant est banni à vie et passible d’une grosse amende. Notre service de censure a le pouvoir de traquer et détruire tout ce qui déroge aux règles. Les rêves érotiques ou romantiques sont autorisés, sous condition. À la moindre plainte ou incartade, le couperet tombe. 

Amarok s’approche à me toucher. L’étrange impression de percevoir son souffle, la chaleur de son corps me perturbe. Il me dévisage, sourit d’un air malicieux, touche mon avatar du bout des doigts. L’infime décharge électrique me traverse comme un frisson. Mon cœur accélère, mes sens se détraquent, je perds pied. D’un coup mon armure se transforme en robe de soie blanche d’une telle finesse que je me sens nue sous le regard appréciateur de mon ennemi. 

Mes doigts figés sur le clavier ne réagissent plus.  

« Tu es superbe. Je rêve de cet instant depuis des semaines », murmure-t-il. 

— Quoi ? 

Ma voix franchit à peine mes lèvres sèches qu’il fixe avec intensité.

« Nous allons explorer un nouveau monde tous les deux. Rien que nous. »

Je déglutis, les mains moites, la poitrine oppressée par la tension soudaine qu’il crée autour de nous. 

C’est impossible !

Par je ne sais quelle combine, il me déconnecte de la réalité, m’entraine à sa suite vers une zone mystérieuse. Je tente de lancer des appels de détresse, mais rien n’y fait, je me sens seule au monde. Avec lui. Il se penche vers moi, effleure ma joue de ses doigts, ses yeux scintillent d’étoiles.  

« Tu as raison. Ceci ne nous ressemble pas », chuchote-t-il contre mon oreille. 

Un voile noir efface instantanément le cadre romantique, une lueur rougeâtre se diffuse lentement, révèle un décor insolite et hautement suggestif. Les lourds rideaux pourpres créent un cocon autour d’un immense lit à baldaquin aux piliers sculptés de scènes érotiques. Les draps de soie carmin, les menottes de cuir arrimées au montant de bois, le bandeau de satin noir posé sur le traversin complètent le tableau. 

« Ne trouves-tu pas ceci plus excitant ? » murmure-t-il dans mon dos. 

À elle seule sa voix m’envoute, engourdit mon esprit et mes doigts restent inertes sur mes claviers devenus inutiles. Avec une capacité inimaginable, il contre mes attaques et m’impose sa volonté. Il capture mon cerveau, l’enferme dans un carcan virtuel à la limite du réel. Je ressens sa présence derrière moi, son souffle sur ma nuque, la chaleur de son corps tout proche. Je sursaute en sentant ses mains se poser sur mes hanches. Il ondule, m’entraine dans une danse sensuelle en direction du lit. Dans un soubresaut de raison, je tente de coder quelques lignes pour me sortir de ce monde interdit, en vain. Il m’a enfermé avec lui sans que je puisse plus rien. Il rit à mon oreille, embrasse ma nuque d’un baiser provocant. Je ferme les paupières, anéantie de le ressentir physiquement.

M’a-t-on droguée ? 

« Ouvre les yeux. Je veux les voir briller de désir », souffle-t-il sur ma joue. 

Il me retourne vers lui, envahit par sa présence imaginaire mon pauvre cerveau déconnecté.

Jusqu’où peut-il nous mener avant que le comité de censure réagisse et nous tombe dessus, détruise son profil et le bannisse à jamais de Worlds ? 

Ma curiosité et mon excitation annihilent ma volonté à le contrer. Je veux connaitre l’étendue de son pouvoir, ses capacités à créer une réalité abstraite d’une telle perfection. 

« Bien »

Il sourit de ma mollesse, ses prunelles d’émeraude pétillent de convoitise. 

« Testons les possibilités qui s’offrent à nous. Es-tu d’accord ? » 

Sa voix câline anéantit mes dernières défenses, mes doigts abandonnent mes claviers, je hoche la tête, incapable de répondre. Il a pris le contrôle de mon avatar et je nous regarde, comme à l’extérieur et pourtant impliquée jusqu’à la moelle. Ses mains caressent mes épaules, écartent les bretelles fines de ma robe évanescente, les repoussent sur mes bras. Elle glisse avec lenteur le long de mon corps en un souffle de soie. Langoureusement, il effleure ma gorge du bout des doigts sans me quitter des yeux. Il descend jusqu’à ma poitrine. Ses pouces taquinent les boutons roses de mes seins, provoquent dans l’instant une réaction de plaisir. Je me mords la joue pour taire mon gémissement, me cambre, des envies de plus en plus dévorantes de secondes en secondes. Il me tient en son pouvoir, m’excite avec adresse, déclenche en moi une désorganisation mentale d’envergure. 

« Tu es superbe. Et très bandante ! »

Sa bouche descend sur ma gorge, ses lèvres chaudes jouent sur les pointes de mes seins en souffrance. Il m’avale profondément, me relâche, recommence jusqu’à ce que je succombe dans un râle sourd. Il se redresse, un sourire diabolique à la bouche, me pousse des deux mains sur le lit où je m’affale anéantie par les sensations dévastatrices qui me secouent de la tête aux pieds. Je délire, m’enfonce dans ce mirage virtuel sans réussir à dompter mon désir d’en connaitre plus. 

Son air triomphant, la manière dont il me mange du regard signe ma défaite. 

« Tu es à moi », murmure-t-il avec rudesse. 

Une microseconde et je me retrouve nue, couchée sur le drap de soie, les poignets attachés par les menottes de cuir. 

Une microseconde et j’admire son corps athlétique, son torse puissant, ses longues cuisses musclées, son membre dressé. 

Une microseconde et le bandeau noir obscurcit ma vision, efface le dernier élément encore réel pour moi.

« Tu es magnifique », souffle-t-il sur mes lèvres entrouvertes. 

Sa bouche dessine des arabesques de feu sur ma peau échauffée. Avec une délicatesse de pianiste, il déchiffre la moindre parcelle de mon corps qu’il parcourt avec une lenteur diabolique. Je gémis de sa douceur exploratrice, de sa hardiesse à m’arracher mes secrets. Mes mains s’accrochent à la chaine des menottes, mon corps ondule sous ses caresses insistantes, effleurées, taquines. Je m’envole dans la plénitude d’une excitation sans nom, le supplie silencieusement d’arrêter ce supplice et de m’emporter dans les limbes du plaisir charnel. 

— Diner, ce soir. 20 h. Je passe te prendre, murmure à mon oreille une voix inconnue. 

La lumière brutale agresse mes rétines sensibles, le poids de mon casque s’évapore et le ronronnement familier de la machine me sort de ma transe hypnotique. Des doigts frais caressent ma joue avec insistance. Je cligne des yeux. Le regard noir et rieur me happe, un sourire taquin illumine le visage de…

D’un coup, je reviens sur terre, le corps échauffé par une agitation hors-norme et inhabituelle, le cerveau en marmelade. Je rougis comme une gamine de l’air amusé de l’homme debout à côté de mon fauteuil. Il hausse les sourcils comiquement, se redresse et fixe ma main glissée entre mes cuisses. Je vire au cramoisi, honteuse, excitée, affreusement humiliée et en ébullition de partout. À mes côtes, David Erickson me dévisage, une étincelle de désir aussi pertubante que celle que j’ai vue luire dans les yeux d’Amarok. 

— Ce soir. 20 h. Nous terminerons cette… conversation très instructive, déclare-t-il sobrement. 

— Hein ? 

Le filet de ma voix et ma déroute l’amusent. Son clin d’œil me pétrifie et je fixe avec insistance son sourire narquois. Il se penche vers moi, murmure à mon oreille restée dans l’autre monde. 

— Le virtuel ne me suffit plus.

Il se redresse, me sourit effrontément, se détourne d’un air nonchalant comme si de rien n’était. 

— En tout cas, tu es une sacrée encodeuse. Tu m’as donné du fil à retordre ! 

Sans se retourner, les mains dans les poches de son pantalon, l’allure dégagée, il s’éloigne en sifflotant. 

Merde ! 

Pétrifiée, anéantie par des sensations brouillonnes beaucoup trop présentes, je démêle avec difficultés ce qui vient de se passer. 

David Erickson m’a-t-il invitée à diner ? Virtuel ou réel ? 

14 commentaires sur “Rencontre virtuelle

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  1. J’arrive un peu après la guerre, mais… J’ADORE cette histoire. Tu m’as soufflée. J’étais suspendue au fil des mots. Des textes comme ça, j’en redemande !!!!!!!!!

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  2. Ouahhhh je découvre …. le mess etait passé dans les spams grrrrrr … intéressant tres très intéressant .. j ai eut chaud moi aussi lol….je veux bien connaître la suite ma Romane ??😚😚😚 Bisous

    Aimé par 2 personnes

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