Trahison à revers

Pour introduire ce petit texte, remettons le dans son contexte. Un défi d’écriture nous lançait sur la piste du mot « Trahison ». 

Trahison à revers

Je le regarde par-dessus mon verre, scrute avec attention son air hypocrite de ne pas y toucher.

Il me prend pour une dinde ?

Trois jours qu’il tourne autour du pot, ou devrais-je dire autour de cette oie blanche à la poitrine XXL siliconée et aux fesses à rebrousse-poil. Je suis certaine que ses poils frétillent lorsqu’elle se baisse de cette manière cavalière d’un roulement de hanches, les jambes bandées par ses escarpins Tour Eiffel, la croupe tendue dans sa petite jupe droite si étroite qu’elle va finir par exploser au moindre pet.

Luc toussote, sirote son café en prenant soin d’éviter mon regard meurtrier, joue à l’innocent. Une innocence dont je doute à chaque jour qui passe depuis l’arrivée de Rachel, l’assistante de l’assistant de la production. Je me demande encore ce qu’elle fabrique à part des phéromones pour exciter les mâles de l’entreprise. Ils la suivent à la trace comme une horde de chiens, la langue pendante, la queue frétillante.

— Nous pourrions aller diner demain soir ?

Luc me sourit de ce sourire qui m’a charmé à notre première rencontre. Une rencontre fracassante entre deux caddies au supermarché de mon quartier. L’annonce de fermeture du magasin a précipité notre carambolage et la gondole de boite de soupe de poulet a explosé. Le carnage a fait grand bruit et notre fou rire a agacé le gérant qui nous a jetés dehors avec armes, mais sans bagages.

— Je vous offre un verre ? m’a-t-il proposé de cette voix de velours teintée d’épices.

Épices dont il a saupoudré notre conversation jusqu’au bout de la nuit.

Comment résister à un homme de son genre, amusant, charmant, enjôleur, sexy.

Je n’ai pas lutté plus de huit heures, douze minutes et six secondes. Comme un gigot de huit heures.

Un appel, un rendez-vous, un diner à la bonne franquette et notre deuxième rencontre s’est terminé dans mon lit après une étape par les toilettes du restaurant, une panne de l’ascenseur de mon immeuble et un test de la solidité de la console Ikea de l’entrée de mon appartement.

Depuis deux ans, l’homme assis face à moi, la tasse de café à la main est devenu le centre de ma vie. Ou tout au moins l’épicentre de mes nuits. Il s’invite au gré de ses envies ou de ma gourmandise, se lance dans de multiples explorations de nos plaisirs, de nos désirs, de nos emboitements à la sauce épicée, aigre-douce ou pimentée.

J’imagine parfois ce que pourrait-être notre existence si d’un commun accord nous envisagions de mélanger les ingrédients de nos quotidiens. Un zeste de piquant, des dragées de douceur, des morceaux choisis avec soin pour en tirer la quintessence des saveurs d’une vie à deux. Ou les râpeuses et aigres contraintes que nous refusons d’affronter par peur de l’avenir.

Ce soir, le lendemain se teinte de brulé et d’âcreté.

— Pourquoi ? dis-je pour entendre un nouveau mensonge qu’il me servira sans ciller.

— Faut-il une raison ?

— Tu en évoques toujours une d’habitude !

— Eh bien peut-être que j’ai simplement envie de diner avec toi ? Sans motif ? Pour le plaisir de discuter ? déclare-t-il de sa voix de miel.

Me prend-il pour un caramel mou ?

Il n’a peut-être pas tort, je pourrais bien me coller à lui, l’engluer de sucre et le sucer jusqu’à la moelle. Ou l’étouffer comme une daube. Je m’imagine le fourrer dans une cocotte en fonte, en luter le couvercle pour qu’il suffoque et crame jusqu’aux os.

Croit-il que je n’aie pas remarqué son manège, ses regards en douce, ses clins d’œil mine de rien, cette manière qu’il a de s’installer sur le coin de son bureau pour offrir une vue imprenable sur sa braguette lorsque la Rachel se pointe ?

Voilà belle lurette qu’il ne se perche plus ainsi lors de mes rapports hebdomadaires sur le nombre de palettes de boites de conserves « bœuf aux carottes » exportées à travers l’Europe. Il préfère la soupe chinoise maintenant, avec ses petites pâtes gluantes, ses perles transparentes, ses légumes en mirepoix et son bouillon sans saveur.

— Alors ? insiste-t-il face à mon silence d’huitre.

— Tu ne veux pas inviter Rachel ? Je suis certaine qu’elle adorerait !

J’attaque bille en tête, excédée par son hypocrisie.

Je ne suis pas l’imbécile qu’il imagine, cette fille de rien transformée par le miracle d’un test ADN l’héritière de l’entreprise de distribution « Nos boites et nous ».

Tout à coup, j’acquiers le statut de poule aux œufs d’or à défaut d’être la demi-femme de sa vie.

— Anne !

— Quoi Anne ? Ne me dis pas que vous n’avez pas fricoté ensemble ? Elle en bave comme un escargot à l’ail !

— Il n’y a rien entre nous ! J’te le jure !

— Ah non ! S’il te plait ! Ne jure pas, tu n’es pas crédible dans ce rôle. Si tu la préfères, c’est ton droit. Toi et moi, c’est…

Je n’ai pas de terme pour définir ce que nous sommes l’un envers l’autre. J’ai cru que nous étions comme lard et cochon, mais je m’aperçois que tous mes espoirs refoulés ressemblent à une potée lourde et indigeste.

— Qu’est-ce que c’est ?

Il se penche par-dessus la table pour planter ses prunelles bleu gendarmerie dans mon regard.

La petite veine bat fort à la base de son cou. Sa mâchoire se crispe, cisaille de ce mouvement particulier du grincement de dents qui me réveille la nuit. Son regard vire au bleu police, s’assombrit lentement de nuages de colère.

— Rien, dis-je d’un ton défaitisme ou réaliste, cela dépend d’où je me place.

Réaliste au vu des derniers retournements de notre situation.

De simple magasinière de bocaux « bœufs-carotte », je me retrouve propulser sous-sous-directrice de la filière Europe « Nos boites et nous ». Autrement dit, la supérieure directe de mon ancien directeur de production devenu à son tour mon subalterne.

Tout est sens dessus dessous.

Défaitiste lorsque j’évalue ce que ce test ADN provoque de chambardements dans mon existence. Dans nos vies.

— Rien ? souffle Luc, la voix couverte par une rage sourde. Je ne suis plus rien pour toi, maintenant que tu fricotes avec ce…

Il inspire profondément, expire lentement pour se calmer.

— Ce ? dis-je, choquée par son attaque.

— Ce pantin de Martial ! Évidemment, il pose plus qu’un mec comme moi. Surtout pour l’héritière de « Nos boites et nous ».

— Quoi ?

Je couine, abasourdie par sa remarque stupide. Martial ?

— Ne me prends pas pour un idiot ! J’ai bien vu votre manège à tous les deux, vos petits coups d’œil en coin, vos sourires de connivence et cette manière dont il reluque tes fesses.

— Hein ?

Je tombe des nues, le regarde les yeux agrandis par l’incompréhension.

Enfin presque.

Une lente rougeur envahit mes joues, je baisse les paupières, un sentiment de remords à l’esprit. Léger, très léger.

Ce n’était qu’une nuit et encore.

Une nuit et un week-end.

Un tout petit week-end.

5 commentaires sur “Trahison à revers

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  1. Oh je me suis fait avoir ! Tu parviens toujours à me retourner le cerveau et à me manipuler. Rrrrrr je ne l’ai pas vu venir.
    Bien joué !!!
    Comme toujours tu parviens à mélanger deux thématiques ou champs lexicaux qui n’ont rien à voir pour enrichir tes textes et détourner notre attention. Tu es une magicienne des mots.

    Aimé par 1 personne

    1. MDR. J’adore écrire des textes à double sens et surtout en implantant une idée précise dans le cerveau des lecteurs pour ensuite la retourner comme une pita lol. Ecrire des petits textes courts avec un mot ou un sujet donné, c’est très formateur 🙂 Bisous Milie 🙂

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