Qui s’en souciera ?

Tout est prêt. Tout est là à portée de main.

Un seul geste, un dernier frisson, un ultime espoir déçu et enfin la délivrance.

Les yeux rivés sur le verre d’eau, elle en ressent les frémissements, l’onde légère en couronne, la pulsation de vie diffusée par les battements frénétique du marteau piqueur utilisé par ce grand garçon brun et taciturne qu’elle observe depuis trois jours. Son acharnement à arracher le trottoir devant la maison choque son propre désir de silence et d’annihilation.

Pourquoi s’obstiner à détruire ce qui par la force des choses se délite, se décharne et disparaît morceaux par morceau par le manque de soins ?

La trépidation sourde, opiniâtre, méthodique ressemble presque aux soubressauts de son cœur, et rythme par son agaçante répétition cette fatigue toujours plus pesante qui courbe ses épaules, ce désir d’ailleurs impossible à atteindre autrement qu’en s’anéantissant.

Après de longues secondes d’apathie semblable à un ultime recul, chimérique et impensable, elle se décide et elle pose les doigts sur le clavier de l’ordinateur. Ils tremblent malgré elle et refusent de lui accorder ce désespéré témoignage de son passage sur Terre.

Qui s’en souciera ?

Sa poitrine oppressée comprime l’air dans ses poumons. Elle ouvre la bouche en grand, se force à aspirer les quelques bouffées d’oxygène nécessaires à la tâche qu’elle s’est assignée.

Qui s’en souciera ?

Les paupières diaphanes s’abaissent sur ses accablements refoulés et chassent la lumière atténuée par les persiennes closes et barricadées.

Quatorze jours, six heures et trente minutes que le soleil ne pénètre plus dans la chambre où elle organise son voyage. S’éloigner, repousser le dehors, se préparer à disparaître demande de la discipline, une volonté inébranlable afin de ne pas se détourner du chemin irrévocable qu’elle a tracé et emprunte en toute conscience.

Une détermination froide, calculatrice, méthodique et irréversible.

Au fil des jours, peu à peu, elle a empaqueté ses souvenirs et les a déposés dans la mémoire de cette machine impersonnelle. Elle a revécu les moments heureux, si peu nombreux, a pleuré à l’évocation des souffrances endurées, s’est révoltée de l’indifférence grandissante de ceux qu’elle appelait ses amis.

Ils ne furent que des passagers clandestins, à peine réels, éphémères relations « pour la vie » aussi courtes qu’un SMS ou qu’un « on se rappelle ? ». L’indifférence provoquée par ses absences ou ses silences envahit son existence, l’empoisonne au point de la dissoudre de l’intérieur.

Les illusions ont disparu, noyées parmi les méandres de sa vie solitaire. Les rires forcés, les sourires plaqués sur ses lèvres secouées par la retenue de ses révoltes ou de ses larmes, le masque posé chaque matin sur son visage ravagé par les pensées noires et destructrices ont créé peu à peu un rempart infranchissable, inébranlable que personne ne souhaite abattre.

Elle tourne les yeux vers le fauteuil vide, contemple le coussin chamarré usé par les griffes scélérates si promptes à désobéir aux ordres. La tristesse la submerge, l’étouffe d’une bouffée de chagrin qu’elle essuie à deux mains et écarte les images de leurs jeux complices, de leurs câlins réconfortants.

Qui s’en souciera ?

Sesha dort désormais de son dernier sommeil. Elle l’y a volontairement précipité par une dose massive de somnifères soigneusement mélangée à la pâtée préparée avec les foies de veau achetés pour l’occasion le mois précédent. Sa compagne à quatre pattes, sa confidente, sa source de joie repose sous le grand saule où elle aimait tant se percher ou chasser la grive impertinente que jamais elle n’a pu attraper. La nuit passée, lorsque la lune s’est levée, emmitouflée dans son vieil imperméable noir, cérémonieusement et avec déférence, elle a porté en terre la dépouille raide et froide du seul être la reliant encore à la vie. À genou près du massif soigneusement fleuri, les mains ancrées dans la terre fraichement retournée, elle a juré d’y disparaître à son tour au plus vite.

Poussière tu retourneras à la poussière.

Elle n’est rien d’autre qu’une poussière invisible, un être mort du dedans, une enveloppe vide et sans intérêt.

Les doigts volent désormais sur le clavier, jettent à toute vitesse les mots de ses rancœurs dans la mémoire morte de la machine indifférente à sa désespérance. Son cœur saigne à l’évocation du cheminement qui la conduit vers le néant. Ses yeux se brouillent à la lecture de ce mal-être invivable, de ce rejet de soi plus puissant que la volonté de vivre.

Qui s’en souciera ?

Le dernier mot scelle son destin.

« Adieu ».

Le vide envahit son âme et son esprit, apporte sur ses lèvres l’amertume des cachets avalés une heure plus tôt. Le regard rivés sur l’écran scintillant, elle entraperçoit la pauvreté de son existence et l’incohérence de sa venue au monde.

D’un geste résolu, elle saisit les pilules roses soigneusement empilées à côté du verre d’eau qui trépide de la vie du dehors.

Chaotique, cette vie. Inhumaine. Destructrice plus que salvatrice.

Ses dents s’entrechoquent sur le bord du verre. Son instinct de survie lui souffle de cesser cette folie, de se reprendre, d’affronter ses peurs et de vivre.

VIVRE !

Trop tard, elle n’a plus la force de se battre, de paraître ce qu’elle n’est pas auprès de personnes aveugles et sourdes.

Elle avale à grande goulée l’eau fraiche, sent le long de son œsophage le chemin de la mort qu’elle s’octroie.

Lourdement, elle se lève, les membres gourds, le poids de sa décision aussi accablant à porter que les chagrins passés. Son corps frissonne à l’approche de l’instant fatidique que rien n’écartera plus.

Sur la courtepointe ivoire du lit, les pétales de roses rouges s’apparentent à des gouttes de sang.

Elle veut la découverte de sa dépouille bouffie par une interminable décomposition, théâtrale et dramatique.

Elle s’allonge et étale autour d’elle la robe immaculée et choisie pour la circonstance.

Ses paupières se ferment, son esprit s’assoupit, son cœur se résigne.

Le sommeil éternel lui tend la douceur de ses bras protecteurs.

Enfin, elle se sent en sécurité, sereine et apaisée, loin de ce monde trépidant et dévasté par l’inconscience humaine.

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